Jumeaux
Les gens dans nos vies ont certaines couleurs, déclenchent certaines facettes de notre personnalité. Il y a ceux avec lesquels ça passe tout de suite, ceux avec lesquels ça ne passera jamais.
Et puis il y a ceux dont on n'a jamais eu à se poser la question du ça passe/ ça passe pas, parce qu'on les a connus avant d'être en âge de se poser des questions. J'ai, dans ma vie, cette pépite. Cette double-pépite.
Nourrice, maternelle, primaire, lycée, sur toutes mes photos d'enfance, ils sont mon dénominateur commun. J'ai longtemps cru que le terme 'Jumeaux' était un nom propre, le nom pour désigner le binôme de mes deux copains. Entre nous, on utilisait leur prénom, mais pour les autres, ils restaient "les Jumeaux", comme un front uni sous le regard extérieur qui ne consentait à se dissocier en deux prénoms que pour leurs intimes - dont, non sans fierté, je sentais bien que je faisais partie.
Mes Jumeaux se ressemblaient, paraît-il. Ils se sont longtemps, jusqu'au bout, amusés à se faire passer l'un pour l'autre. Au bureau, l'un allait en réunion à la place de l'autre. A l'école, ils répondaient à tour de rôle jusqu'à ce que l'institutrice se passe la main sur le visage dans un geste de fatigue avancée et ne se résigne à interroger un autre élève. Ils ne m'ont jamais fait le coup. On ne joue pas à ce jeu-là avec quelqu'un qui vous connaît sur le bout des doigts depuis vos 2 ans.
Mes jumeaux. Notre amitié a traversé les âges, les classes, les villes, les pays, parfois les continents. Dans leur période la plus grunge et la plus marijuanisée de leur adolescence, ils n'acceptaient qu'une fille dans leur groupe, et cette fille, c'était moi, l'ado sage et bien élevée.
Je me rappelle de leurs lettres dans mon casier d'étudiante en Angleterre. Les Jumeaux qui écrivaient des lettres! Même leur mère n'en revenait pas.
Et puis les années ont passé, la distance géographique, nos vies si différentes, et pourtant ce lien qu'eux ou moi rétablissions dès que nous le sentions fragilisé. Les entrevues plus espacées mais qui ré-affirmaient à chaque fois cette connivence indestructible entre nous. Je ne sais pas, partager ses couches-culotte, ça doit créer des liens. Trois ans, quatre ans, cinq parfois, et la conversation reprenait comme si on s'était vu la veille. Jamais personne n'a su réussir à me faire rire aussi vite, aussi facilement et aussi franchement que mes Jumeaux.
Et puis il y a eu ce coup sur la tête, un truc insensé, un truc qui n'arrive qu'aux autres, ce coup de fil qui me résonne parfois encore dans le coeur, d'un Jumeau en larmes.
Et quatre ans plus tard, un samedi après-midi, mon Jumeau est revenu me voir, selon notre logique à nous, après quelques années de silence. Et la montagne de chagrin qui me pèse sur le coeur depuis quatre ans est tombée d'un coup. On a repris la conversation comme si on s'était vu hier, et au bout de dix minutes, on riait déjà.
Mes Jumeaux, mon Jumeau, je ne sais pas si l'enfant de deux ans est comme un buvard, mais depuis cet âge-là, je vous ai absorbés comme j'ai absorbé le monde en grandissant. Et quoi qu'il arrive, il y aura toujours vos deux silhouettes en arrière-plan, dans tous mes paysages, comme une évidence.