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La vie dans mon quartier de lune
4 janvier 2012

La tragédie grecque

L’incrédulité la plus totale se peint sur mes traits à l’heure où j’écris ces lignes. Mon travail me pousse sur les rivages du théâtre antique, ni plus ni moins, et je marine donc depuis cet après-midi dans les bains de sang et les fratricides en tous genres. Ces quelques heures passées dans une atmosphère lourde et imprégnée de vengeance et de réunions de famille qui tournent mal ont suscité quelques réactions involontaires et néanmoins intéressantes de ma part.  Ainsi, je m’interrogeais sur cette tendance parfaitement discriminatoire qu’ont les tragédiens, antiques ou classiques, de montrer du doigt le pauvre héros ou la pauvre héroïne, qui a déjà bien du malheur sans qu’on en rajoute en le racontant à tout le monde par le biais d’une pièce qui va traverser les âges. Prenons Médée, par exemple, puisque Médée m’a occupée une bonne partie de l’après-midi au point que j’envisage de baptiser ma fille Médée si j’en ai une plus tard. Ores donc, Médée a estourbi toute sa famille pour les beaux yeux de son petit copain Jason, qu’elle a fini par épouser, cette gourgandine. Le scénario classique : quelques années de bonheur à passer des dimanches chez Ikéa pour re-décorer la salle à manger, et puis un jour, fatalement, le divorce. Jason a rencontré une autre femme, il veut l’épouser, il répudie Médée, ce ne sont pas des façons de faire, il faut la comprendre, Médée, aussi. Sauf que si j’ai bien compris (notez que je n’étais pas là pour le vérifier en personne), Jason et sa nouvelle épouse Créuse invitent Médée au mariage. Une belle faute de goût, si vous voulez mon avis, que partage visiblement Médée puisqu’elle décide d’offrir un collier de chez Agatha à Créuse, avec cette précision amusante que le collier en question est couvert d’un poison qui prend feu et qui embrase cette pauvre Créuse dès qu’elle le porte, un vrai spectacle pyrotechnique, je n’ai pas bien compris à quel moment intervenait le poison et à quel moment intervenait le feu, m’enfin, le fait est là, Créuse s’en sort tellement mal en point qu’elle y reste, finalement. Bon. Les tragédiens de tous temps s’empressent de récupérer le mythe, et noircissent des pages en vers et en prose sur la monstruosité de Médée, qui a envoyé sa famille ad patres et qui, sous le coup d’une infâme jalousie, se débarrasse un peu cavalièrement de sa rivale. Je me sens mue par une solidarité féminine incontrôlable et je me dois de défendre Médée, qui n’a aucune chance devant un tribunal si elle assure sa défense toute seule, avec toute cette impulsivité maladroitement contenue. En tant qu’avocat de la défense, donc, je m’interroge sur le caractère impartial des auteurs qui ont relaté l’ignominie de Médée avec si peu de nuances. Imaginons qu’on soit le 8 mars, journée de la Femme : le Jason, il ne tiendrait pas deux secondes devant un tribunal féminin, avec ses lamentations sur sa pauvre Créuse tuée sans vergogne par son ex. Peut-être faut-il ici faire un rappel du CV du Jason en question : il embobine la fille de l’histoire pour récupérer sa Toison d’Or, il la laisse assassiner de sang-froid toute sa famille parce que cela arrange bien ses affaires, au Jason, de ne plus avoir la belle-famille dans les pattes pour les repas de fin d’année, un sujet de discorde de moins, ils iront dans sa famille à lui et le problème est réglé ; il épouse la fille parce qu’elle n’est pas trop moche, et puis il change d’avis et en épouse une autre. Il envoie promener la pauvre Médée, lui reprend les clés de l’appartement sans lui laisser le temps de se retourner, et s’imagine encore qu’elle va lui offrir le service à café en porcelaine Villeroy et Bosch que Créuse et lui ont inscrit sur leur liste de mariage. Je ne suis peut-être pas tout à fait objective, mais Jason ne correspond pas à la blanche colombe que les Corneille et Euripide essaient de me faire avaler. Pousser une femme aux pires sacrifices par amour, puis la trahir et la délaisser pour une autre femme, il aurait bien dû se douter que ça ne se passerait pas dans la douceur et la sérénité, Jason, ou bien il n’est pas très calé en femmes, avec toutes ces guerres à mener à l’extérieur.

J’ai laissé là le mythe de Médée, un peu agacée par ces partis pris évidents, et je me suis penchée sur le cas de Hippolyte, le beau-fils de Phèdre. Hippolyte a un problème. Hippolyte est amoureux. Ce pourrait être une histoire simple, son amour n’est pas partagé, Hippolyte est un grand garçon, il prend sur lui et tâche de tomber amoureux de quelqu’un d’autre. Ne perdons toutefois pas de vue que Hippolyte a le malheur d’être un héros tragique, et qu’à ce titre, il constitue une victime toute désignée pour les bricoles qui arrivent à peu près une fois par millénaire aux gens normaux. Il est amoureux de la seule femme qui lui est inaccessible, une sorte d’ennemie jurée de la famille mais je n’ai pas bien compris pourquoi, le mystère des héros tragiques passe toujours par un arbre généalogique alambiqué. Bref, pas de chance, non seulement Hippolyte est amoureux (il a tellement honte qu’il n’ose même pas le dire à voix haute devant son meilleur copain Théramène – au passage, je suis formelle, Théramène sonne comme un prénom féminin), mais en plus il s’est entiché d’une femme qu’il ne peut pas aimer. Ses malheurs ne s’arrêtent pas là puisque Phèdre, sa belle-mère, est également amoureuse de lui (ces sentiments croisés me donnent la migraine) et qu’il la fuit. Je me dois de mentionner ceci : les scénaristes de Santa Barbara auraient été égorgés pour moins que ça. Je ne peux que manifester un profond scepticisme devant la vraisemblance de ce genre de situation. J’avancerais même que les héros tragiques se délectent de leurs malheurs et s’en resservent une louche avec gourmandise. Que d’histoires compliquées, de disputes et de mauvais esprit !!! Aimez-vous les uns les autres, que diable ! Ils se montent la tête, les héros tragiques, ils se mettent la rate au court-bouillon pour un rien. Tout juste si le public ne se sent pas une envie irrépressible de leur offrir un séjour gratuit au spa, histoire de décompresser.  

Finalement, m’attarder sur toutes ces tragédies grecques aujourd’hui m’a fait prendre conscience que ma cellule familiale était relativement équilibrée, qu’on se poignardait rarement entre la poire et le fromage lors du déjeuner dominical, et que lorsqu’on évoquait un sujet qui fâche, on savait le résoudre autrement qu’en jetant un serpent à la figure de son papa ou de sa maman. Ce constat à la sortie des repas familiaux qui ont rythmé les fêtes de fin d’année depuis deux semaines est le bienvenu. Au lieu de diffuser Sissi tous les ans à la même époque, la chaîne publique devrait diffuser une tragédie grecque pour resserrer les liens familiaux mis à rude épreuve pendant les fêtes.

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