Gestion de patrimoine
Réveil difficile, mal au crâne, vision brouillée et souvenirs nébuleux, pas de doute: j'ai la gueule de bois.
Pour moi qui n'ai jamais pris de cuite (je n'aime pas l'alcool, alors forcément, ça limite) et qui m'en désole (il y a un côté perte de contrôle qui me fascine dans la cuite; le syndrome Charles Baudelaire, j'imagine), c'est un événement.
Je m'assois dans mon lit, dans lequel je suis, au passage, rassurée de ne trouver que le chat. J'ai la coupe de cheveux de Desireless et les yeux de Droopy, et alors que j'évalue la phase de retour à un moi normal à 24h, ce qui me reste de raison en état de marche me rappelle que j'ai rendez-vous ce matin avec un conseiller en gestion de patrimoine.
Entre deux réminiscences de la soirée de la veille avec Copinette et son accent chantant qui me resservent à boire "Jé souis la seule à boire, tou vas pas mé laisser prendre la honte toute seule, si? Salud!", je m'interroge sur le lavage de cerveau que j'ai pu subir pour accepter de prendre rendez-vous avec un conseiller en gestion de patrimoine alors que ma fortune personnelle s'élève à un chat et deux amaryllis - dans des pots en plastique; qui plus est.
En pilotage automatique, je file à la douche, non sans jeter un oeil au message de confirmation du rendez-vous pour m'assurer que c'est bien à 11h et non à 11h30. Je dégringole de mon lit en constatant que le rendez-vous est à 10h30, ce qui implique je sois partie dans les vingt minutes, n'est-ce pas.
Dieu existe, parce que 40 minutes plus tard à peine, je sonne à la porte de l'immeuble cossu place de la Madeleine. Après avoir passé l'équivalent de quatre fois les remparts d'Alcatraz en matière d'interphones et de portes blindées, je suis finalement introduite dans ce qui fut sans doute jadis l'hôtel particulier de la noblesse française et qui appartient désormais à la fine fleur du capitaliste moderne, l'industriélo-financier. On me propose un café, et ne me sentant pas de taille à affronter la Nespresso, j'opte pour le verre d'eau, histoire de rester simple. L'hôtesse m'apporte un verre et une petite bouteille d'eau minérale Evian, au temps pour la simplicité, j'ai l'impression d'être un sponsor à Roland-Garros. Je m'assieds sur l'immense canapé, et j'attends.
Le principe d'une salle d'attente, c'est de vous faire sentir de plus en plus petit jusqu'à avoir abdiqué toute estime de soi au moment où votre interlocuteur vient enfin vous chercher. J'ai du leur paraître particulièrement coriace question estime de moi, parce que j'ai attendu près d'un quart d'heure.
En un quart d'heure, j'ai eu le temps de noter la tenue vestimentaire stricte et sobre du personnel tiré à quatre épingles; de comparer cette même tenue avec la mienne; de me resservir un verre d'Evian pour oublier; de me demander ce que je faisais là. Puis j'ai commis l'erreur du débutant: j'ai saisi l'un des gros catalogues en papier glacé, "Belles demeures de France, proposé par votre conseiller". J'en étais à baver sur un hôtel particulier de 750m² derrière le Jardin du Luxembourg quand mon interlocutrice est venue me chercher. Une jeune femme, habillée avec raffinement et portant des bijoux coûteux mais discrets m'a tendu la main avec un grand sourire. De mon côté, en jean, portant mon pull doudou déchiré au poignet mais qui me tient chaud quand je suis fatiguée, je me suis demandé comment je m'étais débrouillée pour atterrir chez un conseiller en patrimoine le seul matin de ma vie où j'avais la gueule de bois, et j'ai regardé mes chaussures. Je me suis aperçue que j'avais attrapé en hâte mes chaussures toutes usées au bout sous prétexte, alors j'ai regardé ailleurs et j'ai essayé d'oublié que j'existais.
Il faut reconnaître que les types ont vachement bien calculé le coup de la salle d'attente, parce que mon estime de moi, à ce stade-là, je lui marchais dessus. Il y a eu cette demi-seconde pendant laquelle j'ai failli faire demi-tour et partir en courant, mais ça impliquait de déverrouiller rapidement les quatre portes blindées que j'avais passées à l'aller, et j'ai commencé à entrevoir la véritable utilité de ces mesures de sécurité. C'est pour empêcher les clients pauvres de partir en courant.
Pour terminer, je dois dire que la fille s'est montrée très pro, et jamais condescendante. On a parlé plan de retraite et constitution d'un capital de manière fort civile, tout ça sans jamais mentionner que je n'avais pas de capital à constituer. Je suis sortie de là prête à signer une lettre de mission pour faire fructifier tout un tas de patrimoine que je ne possède absolument pas, et j'ai enfin compris à quoi servait la gestion de patrimoine: à faire croire aux pauvres qu'ils sont riches.