Bonheur
Je me suis assise au bord du ciel à côté de mon ange gardien, et on a regardé en bas. J'ai pointé le doigt vers les amoureux. Quand deux amoureux se regardent, des mondes passent entre eux. Une main s'oublie sur une épaule, repose légèrement sur un bras, des lèvres effleurent une joue, c'est, oh, pas grand-chose, mais le fil qui relie ces deux êtres-là est plus solide qu'une corde. J'ai soupiré, pourquoi, pourquoi pas.
Alors mon ange gardien s'est rapproché de moi. Il a balancé ses jambes dans le vide, comme un enfant insouciant, et m'a dit que je me trompais, que le bonheur n'était pas dans l'eau, mais dans l'air. Le bonheur, m'a-t-il dit, ce n'est pas de courir après les images des autres, c'est de peindre ses propres images.
Le bonheur, c'est un petit caillou au bord du chemin qui ne brille pas beaucoup, qui passe presque inaperçu, mais qui, pour peu que tu prennes la peine de te baisser pour le ramasser et le polir un peu, sera ton diamant. Le bonheur, c'est des brassées de fleurs sur un balcon. Le bonheur, ce sont les têtes des hommes qui se retournent sur vous deux un soir d'été près du jardin du Luxembourg. C'est un weekend de juillet dans une bulle hors du temps avec Copinette. C'est un livre que tu écris, des personnages qui se dessinent. Le bonheur, c'est un message d'un papa attentionné et délicat sur une messagerie de portable. C'est une permission de minuit. Le bonheur se décline à toutes les personnes parce que le bonheur est comme une blague d'un vendredi soir sur la ligne 4 du métro: le bonheur est un peu chinois, plus il y a de fous, moins il y a de riz. Il se faufile dans les visages fatigués des gérants d'un petit café auxquels on s'intéresse, il sinue dans les uniformes verts des pépiniéristes quand deux clientes farfelues leur posent les questions les plus étranges de l'air le plus sérieux du monde. Il sème des sourires partout où il passe comme Copinette et son rosier ont semé des pétales partout dans le métro.
Le bonheur prend parfois des raccourcis; il traverse le parc de Bercy sous le soleil du mois de juillet, et parle de Saint-Malo, beaucoup. Il a une couleur feu, celle de mon rosier qui aurait avalé le soleil couchant. Il fait le bruit du vent dans mes bambous. Il a le goût du thé Pleine Lune de la boutique Mariage dans le Marais. Il porte des noms d'enfants, celles qui sont nées, ceux qui ne le sont pas encore. Il n'a pas vraiment d'âge, mais il a une musique, celle de Mindy Gledhill quand elle chante Anchor. Il a des airs de vacances même à Paris et il me dit que je suis belle dans les yeux des hommes. Il noircit des pages entières de mes cahiers, et des idées de personnages, et des lignes sans m'arrêter. Il met des étoiles dans les yeux de Raphaël et des larmes dans les miens devant la beauté d'un feu d'artifice sur la Tour Eiffel.
Retiens-le, ce bonheur, ne te trompe pas, ni de lieu ni de personne ni de moment, au fond tu sais déjà que le bonheur coule dans les veines des liens entre les gens. Nier ces liens c'est n'aimer rien. Tu n'es pas faite pour ne pas aimer, et si tu aimes quelqu'un qui n'aime personne d'autre que lui, ton bonheur ne sera en fait qu'une forme de survie. Et puis mon ange gardien s'est tu, et quand je me suis tournée vers lui, il avait disparu. Si je n'avais pas deux magnifiques rosiers sur mon balcon, et des morceaux de soleil dans ma maison, des pétales de Bérénice un peu partout sur mon parquet et les pas de Copinette et nos rires un soir d'été, j'aurais même pu croire que j'avais rêvé.
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