Chez moi
Je referme ma porte d’entrée, une vague de cannelle et de vieil appartement mélangés me balaie la figure, et c’est maintenant, seulement maintenant, que j’en prends conscience : je suis chez moi. Mieux : j’ai un chez-moi.
Ca fait un an que j’ai signé l’acte de vente et il m’aura fallu une engueulade monumentale avec l’autorité parentale pour me sentir vraiment chez moi, une bonne fois pour toutes. Pour m’apercevoir que quand le reste du monde m’horripile, j’ai un endroit sur terre qui n’appartient qu’à moi, dans lequel je peux me réfugier et disparaître au reste du monde. Un chez-moi. La liberté ultime. Pas celle des grands espaces, mais celle des petits appartements et des cocons doux.
Pourquoi aujourd’hui ? Rien de spécial dans ma journée ne justifie cet élan de tendresse envers mon minuscule appartement, cette révélation en me hissant jusqu’à mon septième étage.
La lassitude des avions, des hôtels et des aéroports m’a grignoté le cœur sans que je ne m’en aperçoive réellement depuis maintenant 11 ans. « Always on the run », c’est moi. C’était moi. C’est un peu encore moi, mais je me soigne. Le départ imminent pour aller retrouver quelque chose, mieux : quelqu’un, sur un autre bout de continent est une véritable addiction. Je me suis longtemps saoûlée au quai des grands départs. Aller voir ailleurs si j’y suis, en général je n’y étais jamais entière, alors je repartais vérifier plus loin si l’herbe était vraiment plus verte, si les hommes étaient vraiment plus beaux, si j’étais vraiment plus moi.
Et puis les avions et les décalages horaires ont fini par peser sur mes rêves. L’apesanteur permanente porte au cœur, elle fatigue, on se surprend à vouloir atterrir, se poser rien qu’un instant. L’atterrissage est douloureux : je me suis aperçue pendant mes heures de vol que la terre avait continué de tourner sans moi. Je n’ai plus reconnu ma base de lancement. Je n’avais plus de chez moi. J’avais un chez mes parents, un chez mes amis, un pays adoptif, un pays natal, un pays presque-adopté-et-finalement-non, plein de chez les autres pour zéro chez-moi. Je suis allée à ce qui ressemblait le plus à un chez-moi, la bulle familiale, mais ce n’était plus vraiment chez-moi. J’avais apporté trop de valises de mes voyages avec moi, et ma chambre d’adolescente n’était plus assez grande pour que je puisse toutes les y poser.
Toujours en transit, les chambres d’hôtel londoniennes ont fini par se mélanger comme les couleurs dans une machine à laver. Les aéroports américains se sont brouillés dans ma tête pour n’en former plus qu’un, impersonnel et indistinct, emblématique. Le jour où les stewards de l’Eurostar ont commencé à me reconnaître, je me suis dit que je passais plus de temps à me déplacer qu’à vivre réellement. D’ici à penser que l’immobilité me terrifiait, il n’y avait qu’un pas, un de plus.
Et puis un soir au retour d’une énième escale en TGV, un carré inattendu s’est dessiné sur ma page. Une géométrie irrégulière m’a regardée avec des yeux de chien de la SPA. Il n’était pas tout à fait ce que j’attendais. Il était plus petit, plus vieux, plus mal fichu. Mais enfin, derrière toutes ses imperfections, je le reconnaissais. C’était incontestablement lui. J’étais déjà chez moi. J’étais chez moi à la minute où j’ai mis le pied sur son parquet pour la première fois. Je traîne pour le rendre beau, je traîne pour venir le voir, mais il est à moi comme je suis à lui. Sa présence me donne des ailes, je pourrais m’envoler n’importe où maintenant que je sais que j’ai une piste d’atterrissage pour mes retours.
Parfois le soir, je m’assois par terre contre le radiateur, ma tasse de thé à la main. Je regarde les toits parisiens et les fenêtres allumées qui racontent toutes une histoire différente et le monde me rappelle que je fais partie de lui. Il y a un peu de tous mes proches, dans les rares objets de l’appartement et je me sens entière.
Photo (c) Ceher - Tous Droits Réservés