Photo de passeport
Ca faisait dix ans que ça me pendait au nez, nous y voilà, mon passeport expire dans un mois. Ma seule et unique pièce d’identité, depuis que ma carte d’identité a été déchiquetée par mon chat de l’époque en 1989, et que toute une génération d’inspecteurs d’auto-école se refuse à m’offrir gracieusement mon permis de conduire. Mon compagnon de tous les instants, celui qui m’a vue verdir à chaque décollage d’avion et qui a compté avec moi les visas américains comme autant de survies à l’arrachée. Mon inséparable bijou voyageur, mon porte-bonheur, avec cette horrible photo sur laquelle je fais la gueule parce que, justement, prise en hâte un jour d’examen de permis raté au cours duquel mon précédent passeport a disparu dans la nature (je maintiens que l’inspecteur d’auto-école n’en était pas un, mais un trafiquant de faux-papiers pour la mafia russe).
Mon animal de compagnie aérienne de ces dix dernières années me plante, donc. Et dans un grand élan de connerie enthousiaste, je réserve un aller-retour pour le Luxembourg 5 jours après l’expiration de mon passeport. Mon unique pièce d’identité. La collision est montée au cerveau une nuit à 3h du matin, je me suis levée d’un bond dans mon lit en sifflant : « Merde !!!!! Il faut absolument que je fasse refaire mon passeport avant le 10 janvier !!!! » Mon chat m’a tiré la langue et s’est recouché en me tournant le dos.
Cette semaine, j’ai donc pris mon courage à deux mains et je me suis plongée dans le dossier de renouvellement de passeport. Rien qu’au nombre de tirets à la question « quelle est votre situation administrative ? », j’ai vu ma vie défiler devant mes yeux. Il faut savoir qu’en France, la mairie est l’institution qui est à l’origine de 98% des suicides par pendaison avec une écharpe. Je parcours des yeux la liste des documents INDISPENSABLES (comprenez : sans lesquels vous n’existez pas au regard de la loi mais vous êtes quand même obligé de payer vos impôts), l’acte de naissance de l’arrière-grand-père du demandeur, 34 justificatifs de domicile (les factures d’EDF ne comptent pas parce que si ça se trouve, vous êtes un Rom et vous avez effectué un raccordement illégal au pylône électrique le plus proche), le casier judiciaire de vos trois premiers petits copains, rien que de très normal jusque-là, et 2 photos d’identité agréées. C’est là que les problèmes commencent et que je triture nerveusement mon écharpe d’un air absent.
Du temps de feu mon passeport d’antan, on se parait de ses plus beaux atours, on allait chez le coiffeur spécialement, une touche de maquillage, et hop ! Photomaton, un sourire pour éclairer le teint, et on était magnifiquement immortalisé pour 10 ans (sauf cas exceptionnel de mafia russe). Aujourd’hui, les temps sont durs et les lois inflexibles ; je me suis rendue sur le site du Ministère de l’Intérieur, pour voir, et j’ai failli faire une syncope. Le processus de la photo d’identité n’est plus une partie de rigolade, c’est une affaire sérieuse de grandes personnes, et le gars du Ministère qui a décidé des critères agréés devait avoir fait la même école que les douaniers américains. Comme dirait ma mère, ces gens-là, ils rient quand ils se pincent. (Je soupçonne ma maman d’avoir une culture bande dessinuelle plus riche qu’elle ne l’admettra jamais).
Toute cette belle démonstration est illustrée à l’envi de photos barrées d’une grosse croix rouge « Refusé » et de photos validées d’un grand trait vert « Accepté » qui ne sont pas sans rappeler les résultats du bac. La liste des contraintes à respecter s’égrène sans fin, et me donne le vertige : vous devez regarder l’objectif (assorti d’un beau contre-exemple où un crétin s’est assis à l’envers et se trouve dos à l’objectif), les cheveux doivent être tirés en arrière et les oreilles doivent être dégagées (cette histoire de photo agréée a été mise au point par un chauve qui prend sa revanche sur le monde), pas de maquillage ni d’objet décoratif (la madame Contrexemple qui a mis de minuscules boucles d’oreilles l’a visiblement eu dans l’os : hop, recalée !) parce que chacun sait qu’une paire de petits anneaux dorés accrochés aux oreilles changent radicalement la physionomie d’un individu. Le type qui a inventé cette liste devait être le seul gamin à gober le déguisement de Mickey en femme quand ce dernier se rajoutait une paire de boucles d’oreilles et se faisait passer pour Minnie.
Pas de grimace ou de sourire, l’expression doit rester absolument neutre, sachez qu’un sourire sera interprété comme une tentative de détournement de douanier et passible de 15 ans de prison, le fond doit être clair, surtout pas noir et encore moins blanc. Cette consigne est martelée en toutes lettres : fond blanc INTERDIT. Bande de racistes, ai-je envie de dire, mais avec le Ministère de l’Intérieur, c’est comme avec les douaniers américains, les blagues tombent à plat. Enfin, des fois qu’il vous reste encore un peu de foi en l’être humain et que vous persistiez à vouloir renouveler votre passeport, on vous assène le coup de grâce : la photo doit absolument faire 36 mm sur 12mm (apparemment, à 37 sur 11, quelqu’un meurt).
J’arrive tremblante dans la cabine Photomaton agréée par le Ministère de la Magie, que j’ai pris soin de repérer auparavant sur le site internet de Photomaton, pour dire à quel point même moi la souillon étourdie de service j’ai planifié mon truc, et je m’assieds sur le petit tabouret en face du panneau de commande. Levée à 6h du matin pour poireauter 2h30 pour 4 places de spectacle le matin, je ne suis pas de la plus grande fraîcheur, mais je ne fais pas la mariole, je dépose mon arme sur le sol tout doucement et je lève les mains en l'air, pas de maquillage, surtout, ni de geste brusque. Je me concentre pour ne pas sourire, je pense à un truc triste, ma déclaration d'impôts, je vérifie que mes yeux sont bien en face des trous, enfin, j’me comprends, mon reflet me rappelle un animal de la SPA prétendant à l’adoption, c’est parfait, j’attends le flash.
C’est pas étonnant que les statistiques de la DGSE remontent, parce qu’avec ces nouvelles photos d’identité, tout le monde ressemble à un terroriste. Quand j’ai vu mes photos sortir de l’imprimante dans la cabine, je suis dégringolée de mon siège. Ma grande sœur m’envoie un texto fort à propos me demandant si j’ai fait mes photos. Je lui réponds que oui et que je suis présentement en chemin pour aller me noyer dans la rivière. En plus, il m’en reste deux sur les bras puisque la plaquette en compte quatre et qu’il ne m’en faut que deux pour mon passeport. J’envisage de les offrir à quelqu’un que je n’aime pas. Depuis, chaque soir, je regarde les deux photos qu’il me reste avant de m’endormir, et j’essaie de digérer l’idée que je vais avoir cette tête pendant 10 ans à chaque voyage. Je vais prendre contact avec la mafia russe.
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