La mare aux crocodiles
Il y a cette petite fille, qui fait bien attention à ne pas marcher sur les lignes du trottoir, sinon il se passera sûrement quelque chose de terrible. Elle saute parfois à cloche-pied, pour éviter que ce quelque chose de terrible ne lui tombe dessus. Elle amasse toutes ses peluches sur son lit, et dieu sait qu’il y en a, de la peluche, dit sa mère, et elle ménage un no man’s land de 20 centimètres entre le tas de peluches au milieu du lit et le bord, parce que tout ce qui dépasse du lit sera mangé par les crocodiles.
Elle ne sait pas encore que la vie ressemble furieusement à l’espace de son lit, en seulement un petit peu plus grand. Plus tard, elle rassemblera ses amis autour d’elle et tentera avec acharnement de leur éviter les crocodiles. Plus tard, elle continuera en secret à marcher au milieu des pavés du trottoir, parce que tant qu’elle a le choix, elle préfère ne pas vérifier ce qu’il se passe si on en piétine les lignes.
Il y a cette petite fille, donc, qui n’a pas tellement changé, après toutes ces années. Elle tombe toujours autant, mais de plus haut, et plus violemment. Les blessures sont plus profondes, parce qu’elles ne se voient plus. Ses genoux n’ont plus de cicatrices, mais son cœur en est plein. Et quand elle dégringole, les cheveux dans les yeux et des larmes sur les joues, c’est la main de ses parents qui l’aide à se relever.