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La vie dans mon quartier de lune
22 novembre 2011

Impôts

Avec le recul, combiner lundi matin + la visite de courtoisie au Trésor Public relevait de l’inconscience pure. Je serais passée sous une échelle en portant treize chats noirs que ça n’aurait pas été pire. Oui,  je comprends bien votre étonnement devant la façon dont je choisis d’occuper ma vie sociale, l’inspecteur des impôts n’est pas forcément l’exemple qui vient immédiatement à l’esprit pour passer agréablement une glorieuse matinée de novembre. Seulement, comme je ne comprends goutte au langage codé des déclarations d’impôts et que rien ne ressemble plus à une petite case qu’une autre petite case, j’ai déclaré sans le savoir l’équivalent d’un château en province que, de manière très décevante je vous le concède, je ne possède pas. Une petite erreur de quelques dizaines d’euros, encore, passe. Mais une faute d’inattention à 300m² la faute, ça vous entame sérieusement la crédibilité la plus solidement ancrée. J’ai envisagé plusieurs approches. « Je me suis trompée de ligne » avait le mérite d’être vraie, sauf que j’aurais probablement déclaré 100m² de plus à la ligne d’en-dessous, ce qui n’aurait finalement pas arrangé mes affaires. Excuse suivante, donc. « il y a eu une coupure de courant le jour où j’ai fait ma déclaration, j’ai rempli les cases à la bougie, je ne voyais pas ce que j’indiquais dedans», mais on tombe rapidement dans le «et puis j’avais froid à cause de mes hâillons, mes doigts étaient gelés et quand j’ai voulu remuer le dernier tison dans la cheminée, l’eau de pluie est passée à travers les trous du toit et s’est déversée sur moi, déjà que je n’arrivais pas à me remettre de la pneumonie que je traîne depuis 5 semaines parce que je ne mange pas tous les jours à ma faim» et je craignais que ça ne fasse un chouia invraisemblable dans le registre Cosette. Le mieux est l’ennemi du bien, dit-on. Après des heures d’intense cogitation, je me suis arrêtée sur « je suis dyslexique ». C’est simple, sobre, court, ça fait toujours plaisir, va pour la dyslexie.

Quand on arrive à l’hôtel des impôts, on a l’impression de débarquer sur l’Etoile Noire. Dans un rayon de 3km à la ronde, les panneaux routiers indiquant « Hôtel des Impôts » créent une sorte de champ magnétique néfaste. En-deçà d’une certaine distance, c’est fini, on est pris dans le champ magnétique qui rabat inexorablement tous les vaisseaux vers l’Etoile Noire, on est obligés d’aller à l’Hôtel des Impôts, on se sent comme une obligation morale, maintenant qu’on s’en trouve si proche, d’aller jusqu’au bout de l’horreur. Je suis certaine que si l’on tentait de faire demi-tour à ce stade, un périscope se matérialiserait juste sous le nez de l’infortuné visiteur et jouerait à l’Inquisition espagnole sur les motifs de son demi-tour.

J’entre dans le bâtiment, puisque je suis là et que mon libre-arbitre a abdiqué (et que je ne parle pas espagnol). Je prends un numéro de passage comme chez le boucher, et je ne peux pas m’empêcher de remarquer le silence pesant qui règne dans la salle d’attente alors que trois personnes s’y trouvent déjà. Mes bottes crissent, je m’excuse en bafouillant et je m’attends à voir débarquer la milice qui viendrait me régler mon compte pour avoir rompu la monotonie du silence. Je jette des regards furtifs autour de moi pour deviner à quel stade de problèmes déclaratifs les trois autres se situent, et quel niveau d’excuses ils vont devoir invoquer pour se justifier. Je me demande si elles seront meilleures que la mienne. J’espère que personne ne va me piquer mon idée de dyslexie, j’ai passé ma matinée à me creuser la tête, elle est à moi, je la fais breveter mon excuse de la dyslexie, non désolée je ne la vends pas, c’est pour habiter tout de suite.  Si je me rongeais les ongles, ce serait le moment idéal pour terminer l’annulaire, par exemple. Je ne voudrais pas paraître maniaco-obsessionnelle, mais pour en revenir brièvement à cette histoire de dyslexie qui me turlupine, si on est d’accord qu’elle constitue une excuse tout à fait recevable, l’inspecteur des impôts qui aura vu défiler 5 dyslexiques et 3 lépreux en une seule matinée risque de moins bien contrôler son impatience quand s’assoiera en face de lui la sixième dyslexique de la journée, qui cumule à sa maladie, la pauvre femme, des coupures d’électricité régulières et des trous dans le toit. Je n’ai pas le temps de trouver une autre excuse, mon numéro de boucher a été tiré au sort (c’est bien la première fois que les numéros que je joue sortent), je me lève et me dirige vers le bureau B comme bobards, qui manque singulièrement de plantes vertes. Une dame m’accueille avec un sourire, on échange des banalités sur le fond de l’air qui est frais, je lui parle des sanglots longs des violons de l’automne et elle me regarde comme si je venais de Mars. Prends-moi pour une folle, ma ptite mère, me dis-je, ce n’est pas plus mal. Après tout, la démence est bien l’ultime argument invoqué pour éviter la condamnation à mort. Je désamorce la bombe potentielle que représente mon dossier par la politique du sourire, je distribue généreusement des œillades chaleureuses et de larges sourires jusqu’à ce que je remarque un rictus crispé au coin de la bouche de ma conseillère, qui est visiblement en train de se demander si elle a le temps d’appeler le service de sécurité avant que je n’atteigne son bureau. J’opte pour la stratégie de la sobriété. Je ferme la vanne à sourires, je m’assois, et j’attends qu’on m’adresse la parole pour parler. On se plonge dans mon dossier. Le bombardement commence. La conseillère me parle de 2035, 2047K, de complémentaire, et d’après le son de la voix qui monte à la fin de ses phrases, j’en déduis que ce sont des questions et qu’une réponse de ma part est attendue dans un futur assez proche. Je procède d’abord par sons indéterminables, pouvant aussi bien signifier oui que non que 3012, un peu comme la tâche du test de Rorschach, j’espère qu’elle entendra ce qu’elle a envie d’entendre dans mes marmonnements ; j’abandonne assez rapidement lorsqu’elle me fait poliment répéter et que je comprends que je ne m’en tirerai pas si facilement. J’opte alors pour le fifty/fifty : je réponds oui puis je réponds non puis oui puis non. Statistiquement, j’ai une chance sur deux que ça tombe juste (faudra que je vérifie avec Stat Pat). Bien décidée à m’achever sur les douze coups de midi, la conseillère me harcèle : elle me dit qu’il me manque la 2035K que je dois aller chercher au SIE pour la faire tamponner, ainsi que la CA12 pour la TVA. Je décerne mentalement une médaille à monsieur Goscinny qui a quand même bien mis dans le mille avec sa maison de fous dans Astérix, et je me contente de hocher la tête d’un air penaud, vaincue et surtout tenaillée par la faim. Elle s’adoucit parce qu’on ne frappe pas une femme à terre, même aux Impôts ils savent respecter les dernières minutes de l’animal agonisant, et elle me dit qu’il me faudra malheureusement revenir un autre jour. Je remercie et je m’échappe, trop heureuse d’avoir un vortex temporaire pour sortir du champ magnétique de l’Etoile Noire.

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