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La vie dans mon quartier de lune
9 novembre 2011

limbes

Parfois on a l’impression d’être en dehors du monde. Est-ce que ça vous le fait, à vous aussi ? On fait partie du monde des vivants, du quotidien, on rit ou on se fâche, selon l’humeur, on s’occupe de petits rien et l’on est heureux. Et puis parfois, avec plus ou moins d’avertissement, tout bascule. Un coup de téléphone, une conversation qui dégénère sur MSN, parfois quelques mots suffisent à se retrouver propulsé(e) hors de la sphère du vivant. On se tient alors debout, en marge du monde. On regarde les heureux, les vivants, comme à travers la vitre de la maternité, on les regarde insouciants, on les envie d’être si jeunes, de porter l’espoir sans le savoir en chacun de leurs gestes, parce que continuer à utiliser les fonctions que la vie nous fournit, c’est honorer cette vie sans le savoir, c’est espérer.

Mais entre le monde des vivants et celui du temps suspendu, la vitre est hermétique. On se dresse là, tout petit, et tout devient net en devenant flou. On ne comprend plus rien, cet attachement aux petits riens, cette capacité de se satisfaire du quotidien, ces élans du cœur, et c’est en la mettant en perspective que la vie nous paraît belle mais inaccessible.  On s’attarde alors dans un demi-monde, on ne vit plus, on ne fait qu’exister.

Je le connais, ce monde immobile. Je commence à le connaître. J’ai foulé son sol plusieurs fois, à pas légers ou plus lourds. J’identifie maintenant facilement cette minute où tout bascule. Mieux : je la vois venir. Je sais la douleur blanche et brutale qu’elle produit, le mot de trop qui efface d’un coup toutes les pensées comme une erreur de sauvegarde. Je sais qu’elle me projette loin, selon la violence du coup, dans le monde immobile, qu’elle me coupe du monde des vivants, celui des gens que j’aime, je sais que le retour sera lent et difficile. J’observe les vivants sans les voir, je pense sans m’entendre, et je sais que cette minute n’en finira pas, qu’elle reviendra me poignarder dans chaque minute qui la suivra, qu’elle me gardera éveillée, qu’elle ne m’accordera pas le bénéfice du sommeil parce qu’alors je tomberais hors de son emprise. Des nuits entières, et des journées blanches, à me tenir debout, devant cette vitre plus infranchissable qu’un mur, plus éloignée qu’une étoile, à vouloir imiter les vivants de l’autre côté, sans y parvenir. Un givre effréné, qui glace instantanément toute émotion, et un univers qui n’est plus régi que par défaut, comme sur un négatif de photo: une douleur tellement intense qu’elle n’existe plus, un froid tellement glacial qu’il en est brûlant, et un silence assourdissant qui me donne le vertige.

Je l’ai traversé quelques fois, ce monde immobile, ce désert. A me demander à quoi bon, en regardant à travers la vitre, à travers le miroir. En ébullition pour échafauder des plans de retour dans l’autre monde, en léthargie pour survivre dans celui-ci. L’espoir, le sale espoir Antigone, disait Anouilh, mais le sale espoir n’existe même plus. Le poids est tellement lourd qu’il en devient léger : rien n’a plus d’importance, les inquiétudes domestiques se volatilisent, les soucis, les disputes, les petits maux et les grandes peines, tout se noie dans la légèreté et se dissout dans l’insignifiance. Je réalise alors que ce sont ces petits maux, ces inquiétudes, qui nous font vivre et continuer.  

Je me suis parfois trouvée très loin dans ces limbes, une seule fois à douter vraiment de la réalité de mon retour. Mais toujours, c’est la perte, ou la peur de la perte, qui m’y a projetée. La perte de l’autre, jamais de moi-même. C’est curieux comme par peur de perdre l’autre, on s’expose à se perdre soi-même. Comme si c’était moins grave.

Je me tiens une nouvelle fois ce soir, dans ce monde incolore, tout près de la vitre, mais bien du mauvais côté. Je sais que je rentrerai vite dans le monde des vivants et du quotidien, et que la douleur redeviendra terrestre, mais je sais aussi que les limbes sont là, toutes proches, et qu’elles se rappelleront à moi de temps en temps, par l’intermédiaire d’une rupture amoureuse, ou par la maladie d’un proche. Je sais que je me sentirai de nouveau happée par ce gouffre d’immobilisme, dans lequel la douleur blanche stagne, que je perdrai foi en la vie, que je serai perdue pour le bonheur et le rire. Je sais qu’en une fraction de seconde, ma vie peut basculer, comme un rappel à l’ordre, je sais que je n’en ai pas fini avec ces déserts de peine et ces heures interminables, avec cette attente sans but, avec cette minute meurtrière qui me frappe plus fort pour me punir de l’oublier.

Je sais aussi qu’à chaque passage, j’ai pu revenir, j’ai retrouvé mon bonheur à la place où je l’avais laissé, j’ai repris mes marques, j’ai réappris à aimer, à faire confiance, à m’attacher quitte à perdre de nouveau,  je sais que c’est possible, et cette patience me fait parcourir plus vite le monde immobile.

Parce que je perds l’envie de vivre mais pas la mémoire et qu’elle me fournit une arme, une unique arme, mais la seule arme qu’il me faut : à chaque fois que j’ai plongé dans ce noir, une main m’a rattrapée dans ma chute, m’empêchant de tomber plus bas, et m’a traînée vers le monde des vivants. Une bouffée d’oxygène et une structure à mon âme déformée. La main de ma famille et de mes amis. Tant que cette main me fait signe, j’aperçois encore la lumière sur le pas de la porte et je m’y dirige tout droit.

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Commentaires
C
C'est super gentil, ça me touche beaucoup! Pour la peine, je viens de t'ajouter dans mes liens à moi. Tes photos sont superbes. J'aimerais être capable de saisir l'instant ou le détail comme toi, en un seul clic.
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P
Je fais de la lecture aléatoire, mais je t'ai mise dans mes liens pour ne pas oublier de venir lire le reste. J'aime beaucoup ta manière de dire les choses. Et puis ancien ou pas ancien, c'est pareil non ? Ca ne vieillit pas, les mots...
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C
Merci Pastelle, ça me fait chaud au coeur de voir que des lecteurs revisitent mes vieux textes.
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P
Superbement bien écrit, bien décrit, bien raconté. <br /> <br /> Oui, ça me le fait. Tout pareil.
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